La mobilité des femmes dans les villes africaines : Comment expliquer les inégalités d’accès ?

Impliqué dans l’élaboration de plans de mobilité urbaine soutenable de 5 villes africaines (Casablanca, Tanger, Sousse, Dakar, Yaoundé), Transitec a analysé la mobilité quotidienne des femmes pour esquisser des tendances dans ces villes du Maghreb et d’Afrique Subsaharienne.


Pour lire le document dans son intégralité, cliquez ci-dessous:
Pause technique n°1 - La mobilité des femmes dans les villes africaines : Comment expliquer les inégalités d’accès ?

Introduction

Dans les villes du monde entier, la mobilité quotidienne des hommes et des femmes a des caractéristiques différentes. Dans les villes en développement, on constate une plus faible accessibilité des femmes par rapport à leurs homologues masculins. Pourtant, à l’instar des travaux conduits par Amartya Sen, on peut considérer que ces inégalités fondées sur le genre ralentissent les dynamiques de développement et de réduction de la pauvreté. Aussi, afin d’orienter les politiques de mobilité, il nous semble utile de renseigner les déterminants de la moindre accessibilité des femmes, pour s’interroger ensuite sur les actions qui peuvent réduire ces inégalités d’accès. 

Dans le cadre de l’élaboration de plans de mobilité urbaine soutenable, nous avons eu accès à des enquêtes ménages-déplacements (EMD) réalisées entre 2015 et 2020 dans 5 villes africaines : Casablanca et Tanger (Maroc), Sousse (Tunisie), Dakar (Sénégal), Yaoundé (Cameroun). L’analyse de ces bases de données nous a permis de constater l’ampleur des inégalités dans les villes concernées et d’esquisser des tendances différentes entre les villes du Maghreb et d’Afrique Subsaharienne.

Des inégalités notables entre femmes et hommes

Un niveau d’immobilité plus élevé

Dans les villes du Maghreb, les femmes se déplacent moins que les hommes. Les Casablancaises ont ainsi un taux d’immobilité de l’ordre de 25% quand il est de 8% pour leurs homologues masculins. Dans les villes sub-sahariennes étudiées, le phénomène n’est toutefois pas aussi marqué : à Dakar le taux d’immobilité est respectivement de 19 % et 11 % pour les femmes et les hommes. Par ailleurs, dans l’ensemble des villes concernées, les femmes réalisent des déplacements 10 à 30% plus courts que les hommes.

Des motifs de déplacements différents

Les hommes se déplacent davantage pour des motifs liés au travail, avec un différentiel de +11 à +36% par rapport aux femmes. A l’inverse, les achats représentent une part très importante de la mobilité des femmes (de 20% à Casablanca à 39% à Tanger), soit trois fois plus que les hommes. C’est à Casablanca que le différentiel homme-femme est le plus marqué, en lien avec un taux d’activité féminin relativement faible (28,20%) - le plus faible des 5 villes étudiées.

 Un budget transport plus faible

Des différences de revenus entre hommes et femmes interrogées sont également observées. Dans l’agglomération casablancaise, près de 70% des femmes touchent moins de 3'000 dirhams (~275 euros), contre 44% des hommes. Le même constat est noté à Sousse, où plus de 60% des femmes touchent moins de 890 dinars (~270 euros) alors que les hommes ne sont que 47% dans cette catégorie. Cela se traduit par des budgets moyens par déplacement inférieurs pour les femmes ; l’écart le plus grand étant observé à Casablanca (37%).

Des facteurs explicatifs

L’analyse des pratiques de mobilité des femmes ne peut se concevoir uniquement par rapport à celles des hommes. En effet, les publications de référence indiquent que celles-ci varient selon que les femmes soient actives ou sans emploi, qu’elles aient ou non des enfants à charge, et en fonction de leur âge. Nous avons analysé l’influence de ces 3 facteurs sur les pratiques de mobilité.

Les femmes actives sont les plus mobiles

Dans nos 5 villes d’étude, les femmes sont moins actives que les hommes. Plus de la moitié des femmes dans les 3 villes maghrébines sont inactives professionnellement (au foyer, à la retraite ou à la recherche d’un emploi) contre moins de 20% des hommes. Dans les deux villes d’Afrique Sub-saharienne, le taux d’inactivité apparait moins important. Or, on remarque que l’occupation ou non d’un emploi, qu’il soit à temps complet ou partiel, influence positivement le nombre moyen de déplacements effectué quotidiennement. A Casablanca, les femmes actives réalisent 2,4 déplacements par jour, contre 1,6 pour les femmes au foyer. A Dakar, cette différence varie entre 3,2 déplacements par jour pour les femmes actives et 2,5 pour les femmes au foyer. Par ailleurs, même lorsqu’elles sont actives, les femmes continuent à s’occuper davantage des tâches domestiques, tandis que les hommes consacrent davantage de temps aux loisirs.

Le fait d’avoir un emploi génère également une différence très marquée dans l’usage des modes. Les femmes sont plus nombreuses à utiliser des modes motorisés lorsqu’elles sont actives. Elles recourent plus à la marche lorsqu’elles sont sans emploi.

Les femmes âgées se déplacent moins

La corrélation entre l’âge et la mobilité quotidienne est très forte. Le nombre de déplacements décline rapidement et l’écart se creuse particulièrement au moment de la retraire : les hommes sont alors deux fois plus mobiles que les femmes. Cela peut s’expliquer en partie par la difficulté à continuer à utiliser les transports en commun, et par la plus faible possession du permis de conduire chez les femmes âgées.

Toutefois, à l’inverse de ce qui a été observé en Europe, il n’est pas constaté d’hypermobilité chez les femmes entre 25 et 35 ans. Les systèmes de garde des enfants, le recours plus facile à des membres de la famille pour l’accompagnement à l’école et le fait que les activités extra-scolaires soient moins répandues expliquent cette différence. 

Une différence marquée dans l’utilisation des modes

Un taux de motorisation faible accentue les inégalités

L’accès des femmes aux modes motorisés privés est un indicateur central des disparités homme-femme, marqueur à la fois des inégalités matérielles et des différences de rôle au sein des ménages. Le constat le plus flagrant est à Dakar, Tanger et Casablanca, où les hommes sont deux fois plus nombreux à utiliser la voiture. Le deux-roues motorisé et le vélo restent également des

modes majoritairement masculins. Sousse se démarque ici avec un faible écart homme-femme dans l’utilisation des modes motorisés privés – ceux-ci représentant autour de 50% de modes motorisés. Ce faible écart peut s’expliquer par un taux de motorisation relativement élevé (44% - le plus élevé des 5 villes), et laisse supposer que plus une ville se motorise, plus les inégalités d’accès aux modes motorisés privés diminuent. Incidemment, on note une utilisation plus élevée des modes motorisés privés chez les femmes des villes du Maghreb (Casablanca, Sousse, Tanger).

Une "confiscation" du véhicule par les hommes

Cette faible utilisation de la voiture par les femmes est renforcée par le fait qu’elles sont 2 à 7 fois moins nombreuses à détenir le permis de conduire ; la différence la plus faible étant une fois de plus à Sousse, et la plus élevée à Dakar (qui affiche un des taux de motorisation les plus faibles - 25,6%). Par ailleurs, même lorsque le ménage dispose d’une voiture, les femmes n’y ont pas accès de la même manière que les hommes et restent captives des modes de transport public. Cela a un impact non négligeable sur le taux de mobilité quotidienne. Ainsi, les Casablancaises ayant accès à un véhicule du ménage effectuent 2,1 déplacements par jour, contre 1,7 lorsqu’elles n’y ont pas accès. Ce phénomène a été théorisé et plusieurs auteurs parlent de « confiscation » de l’automobile par les chefs de ménage (Olvera & Plat, 1997).

Un recours différent au transport public

La résultante du faible taux d’utilisation des modes motorisés individuels par les femmes est un fort taux d’utilisation des transports publics. Au sein même des transports publics, on observe que les hommes utilisent davantage les systèmes de transport institutionnels, tandis que les femmes utilisent davantage les systèmes non-réguliers ou semi-collectifs (taxis). Ce constat peut s’expliquer par le fait que les femmes réalisent moins de déplacements radiaux, où le transport institutionnel est plus présent. Leurs déplacements sont plus complexes. Elles sont plus souvent chargées et accompagnées ; et elles se déplacent plus souvent en dehors des heures de pointe. Le taxi offre alors une plus grande flexibilité et un plus grand confort. Le taxi est également susceptible d’assurer une desserte plus locale, sur des trajets plus courts, ce qui est cohérent avec les observations faites précédemment.

 Une plus grande mobilité piétonne

On observe dans l’ensemble des villes que les femmes marchent beaucoup plus que les hommes. Ce constat est d’autant plus intéressant qu’il concerne des villes aux profils très différents, en termes de taux de motorisation et d’offre de transport public. Les facteurs socio-économiques présentés plus haut expliquent en partie cette part élevée de la marche dans les déplacements des femmes (revenus plus faibles, moindre poids dans la décision financière, déplacements à une échelle plus locale en lien avec un faible taux d’activité, déplacements plus complexes avec segments multiples).

Conclusion

L’analyse des 5 EMD nous a permis de confirmer l’intuition selon laquelle, pour des raisons culturelles, sociologiques, économiques, les femmes sont moins mobiles que les hommes et ont des pratiques de mobilité différentes : utilisation majoritaire des transports publics et du taxi, moindre accès aux modes motorisés privés, part significative des déplacements réalisés à pied, faible utilisation du vélo etc.

Ces pratiques sont le résultat de facteurs variés (emploi, parentalité, âge, motifs de déplacement, détention du permis de conduire, poids financier dans le ménage, éléments culturels etc.) dont la compréhension notamment par les décideurs et les aménageurs est indispensable au développement de schémas de mobilité répondant aux besoins de toutes et de tous.

La comparaison entre les villes d’Afrique du Nord et les villes d’Afrique Sub-sahariennes, au-delà des aspects culturels, laisse penser que l’accroissement du niveau de vie et la motorisation associée accentuent les inégalités femme-homme.

Entrez votre email pour recevoir régulièrement nos actualités